Ces obscurs objets du désir
Il y a des formes qui émeuvent, provoquent le désir pour ensuite le faire jaillir dans une explosion de plaisir. Des formes nées des pensées de libres designers. Gabriel Nash, serial designer
L’érotisme comme un refuge des envies, des désirs, d’une imagination dénuée de limites refoulant la possibilité de l’impossible. Une pensée obsédante qui vous suit à l’instar d’un parfum aux enivrantes fragrances. L’érotisme comme la plus vieille pensée du monde, celle qui lie l’homme à la terre, au divin et à la Création. Notre Père, qui êtes si vieux, que nous avez-vous préservé du sexe et de ses représentations ? Sûrement un moment de faiblesse pour donner à l’envie le temps de submerger l’Eden d’un flot de beautés créatives. Du verbe originel, nous sommes passés à la forme, et avec elle à l’excès. Concevoir des objets aux connotations sensuelles est passé de la simple tocade à un désir brûlant. Nul besoin de se plonger dans l’Antiquité pour chercher une quelconque légitimité à nos perversions esthétiques, de faux prétextes en forme d’héritages culturels. Érotisme, sexe et volupté sont les crédos de l’art, et par extension du numérique et du design.
Obsédé ? Affirmatif !
Mais avant tout, il faut s’affranchir de nos œillères bien pensantes, ranger nos manuels Photoshop pour les Amish, et accepter ce que nous sommes : de brillants mammifères avides de nouvelles expériences. Brillants, car nous avons en commun cette inimitable faculté à déceler, voire à magnifier le concept même du sexe. Ce qui nous différencie réside dans les degrés de subtilités avec lesquels nous explorons ce territoire maintes fois foulé. Quand certains, devant une toile représentant les vestiges d’une tea party, s’ennuient de la confondante platitude de la composition, d’autres y voient les preuves d’ébats voluptueux. Tasses enchevêtrées, serviettes négligemment jetées, cheesecake entamé et encore chaud, en sont les témoignages flagrants. Le sexe n’est qu’une question de point de vue, le design renferme la somme des compréhensions possibles. De l’érotisme, le Divin marquis disait « c’est un pouvoir sexuel sans borne, illimité, il faut le craindre ». Une mise en garde en forme de prophétie qui, aujourd’hui, donne lieu à des créations étranges, inattendues, immorales et proches de nos fantasmes les plus intimes.
Sensuelles ou sexistes ? Les créations de Peter Rolfe ne laissent en tout cas pas de bois. Au-delà de la prouesse technique qu’il représente, ce meuble fait preuve d’une grande originalité.
De Mario Philippona artisan hollandais spécialiste du mobilier érotique. Les courbes anatomiques sont réalisées à partir de lamelles de bois prédécoupées.
Imaginée par le designer Philippe Di Méo, fondateur de l’agence Reso, la série de couverts Souper Fin a pour unique but d’éveiller les sens. Ici, une salière geisha et un bouchon-plug…
Les corps du design
1969, année érotique ! Gainsbourg et son Gainsborough nous ouvraient les portes des tentations alors que les années 80 utilisaient le sexe comme déclencheur explicite et provocateur. Design mélodique ou appel à notre cerveau reptilien, l’érotisme rompt avec la séduction et flirte avec le « polissonnement correct ». Plus rien ne nous interpelle, exit le chaste temps du « Couvrez ce sein que je ne saurais voir », enter la génération pop-corn banalisant le corps et ses interactions avec une culture visuelle souvent à la limite du bon goût. Pourtant, lorsque sexe rime avec humour et 3e degré, les designers sont capables d’un pire aux accents de meilleur. Philippe Di Méo, artiste français aux conceptions explicites, s’est associé à de grands noms de la ménagère de luxe pour donner corps à ses visions. L’art de la table prend alors des allures de parures libertines où les boules de geisha infusent du thé et les œufs à la coque se gobent à la paille par d’étroits orifices, des designs gastronomiques approuvés par Baccarat, Goyard, Christofle et Orfèvrerie d’Anjou. Cette déviance touche aussi les créateurs de mobiliers comme le Hollandais Mario Philippona. Ébéniste orfèvre, il explore les courbes sensuelles pour réaliser des meubles uniques : « les formes d’une femme, son architecture organique, combinés avec ma passion pour le bois m’ont inspiré ces designs », avoue le designer avec une pudeur feinte.
L’érotisme comme la plus vieille pensée du monde, celle qui lie l’homme à la terre, au divin et à la Création.
J’irai cracher sur vos codes
Pourtant, les systèmes et symboles de l’érotisme ne se limitent pas aux objets, ils investissent notre univers urbain et intime. Pour preuve les campagnes telles que Naked Ambition de Saatchi-Saatchi où un réalisateur de films X s’essaye à l’exercice du spot commercial, ou la publicité DIESEL Bowl de 2008, dans laquelle une jeune femme se lèche les doigts évoquant les délices de plaisirs à venir.
L’érotisme devient porno-chic pour s’adapter aux attentes de l’homme moderne. Une tendance initiée par le monde du luxe, vers les années 2000, quand les maisons de haute couture ont confié leurs campagnes à leurs créateurs, plutôt qu’à des agences. Le porno-chic, association aussi improbable que Kâmasûtra et bodybuilding, va rompre les codes conventionnels du luxe en empruntant des connotations pornographiques. C’est une volonté créative d’inversion complète des valeurs qui a un double avantage : elle suscite l’intérêt du public, mais aussi celui des médias. Bien que risquée, cette stratégie visuelle a rapidement fait ses preuves.
Sous l’influence de Carine Roitfeld, alors rédactrice en chef du magazine Vogue, des griffes telles que Yves Saint-Laurent, pourtant réputée pour son classicisme, s’adonnent à l’exercice au risque de se perdre dans la fange du stupre gratuit. À la pointe de la provocation se trouve Tom Ford, qui met en scène la femme-objet ou fait la promotion de son parfum en symbolisant un acte d’onanisme féminin. Gucci, Sisley et, dans une moindre mesure, Dolce & Gabbana deviennent des adeptes de cette pratique promotionnelle. La marque britannique Agent provocateur a choisi une stratégie plus radicale encore en faisant du porno-chic son fond de commerce. Une volonté de marquer les esprits par des images à l’esthétisme exacerbé où se côtoient la plupart des pratiques sexuelles, avec un penchant pour la soumission. Le glamour-trash, de son côté, est né de la contre-culture hip-hop. Encore plus subversif, on attribue péjorativement à ce courant le terme de « gutter culture » (la culture du caniveau). Les femmes y sont aussi dénudées que dans le porno-chic, mais sont mises en scène dans des situations dégradantes, et les hommes y apparaissent sous leurs atours les plus primaux. Les clips vidéo glam-trash se résument souvent à un défilé de quincailleries en or et de grosses voitures sous les yeux de danseuses lascives dont le regard absent symbolise leur abandon.
Plus subversif que le porno-chic, le glam-trash fait aussi partie des stratégies de Communication des marques de luxe. Ici, le viol en réunion vient à l’esprit.
Entre vague lesbienne chic et glamour trash, le porno-chic puise son inspiration dans les codes pornographiques pour des campagnes plastiquement saisissantes.
Fantasmes de papier
Cet esprit séditieux n’est pas l’apanage du monde du luxe ou des millionnaires du rap. La bande-dessinée est un médium puissant, capable de véhiculer des concepts sexuels aux limites incertaines. De la simple évocation à l’hyperréalisme, la BD est un exutoire pour les adultes et un moyen pour les artistes d’exprimer leurs fantasmes désinhibés. Au Japon, la représentation graphique des joutes amoureuses est plusieurs fois séculaire, mais rien ne peut rivaliser avec l’explosion créative de la période Edo (1603-1868). Des guides de maisons closes, illustrant avec talent les plaisirs et spécialités proposées, jusqu’aux élégantes représentations de courtisanes, cette période a fortement imprégné la culture visuelle et l’art érotique nippon. Peu de « shunga », les images les plus explicites, sont parvenues jusqu’en Occident compte tenu de leur contenu pornographique. Cependant, elles ont influencé une pléthore de manga Ecchi (érotique) et Hentai (porno), au premier rang desquels La Blue Girl, Urotsukidoji, Bible Black, Golden boy ou encore Ogenki Clinic. Des ouvrages cultes dans leur pays, qui ont à leur tour inspirés la culture occidentale d’aujourd’hui.
Exquises esquisses
Nombreux sont les auteurs de BD à s’être essayé à l’érotisme au cours de leur carrière, y compris les plus grands comme Moebius, Enki Bilal ou Tanino Liberatore. Parmi les dessinateurs prolifiques dans ce domaine, l’italien Milo Manara a marqué de son empreinte les années 70 et 80 avec des albums comme Le Déclic. L’illustrateur américain Eric Stanton a quant à lui fait les beaux jours du fétichisme et du bondage, dépeignant les femmes comme des maîtresses dominatrices. Baptisé « le Rembrandt de la Pulp culture », il est l’un des nombreux artistes à avoir popularisé l’art du SM dans la BD dans les années 60. Avec Tom of Finland, la communauté gay dispose elle aussi de son mentor en matière de bande dessinée. Lui-même homosexuel, ce dessinateur finlandais décédé en 1991 avait pour coutume de dire : « Si je n’ai pas d’érection lorsque je dessine, je sais que mon travail n’est pas bon ».
Les « Shunga », imprègnent encore les mangas actuels. Ici, cette belle pieuvre d’amour est l’œuvre du célèbre peintre japonais Katsushika Hokusaï. Son œuvre influença de nombreux artistes, en particulier Gauguin, Vincent van Gogh, Claude Monet et Alfred Sisley.
L’illustrateur et caricaturiste américain Eric Stanton s’est forgé une réputation dans les années 50 et 60 pour ses références au fétichisme et à la servitude. Fruits de son imagination, les Princkazons sont des femmes qui dominent le monde pour subjuguer et humilier les hommes.
Déviances et obsessions
L’art a toujours flirté avec l’érotisme, mais la pornographie restait jusqu’ici dans l’ombre. Jusqu’en 2006, où le très officiel et très sérieux musée Tate Modern de Londres a tenu une rétrospective des films X considérés comme appartenant au septième art. La peintre britannique Cecily Brown, représente différentes activités sexuelles de façon moins explicite, mais sans équivoques : « on a l’habitude de dire que les hommes peignent avec leur queue, affirme-t-elle. D’une certaine façon, j’adhère à cette tradition. Mais en ce qui me concerne, je ne sais pas à qui appartient celle avec laquelle je m’exprime sur la toile. ». L’Américain Jeff Koons est un autre artiste réputé pour célébrer les plaisirs de la chaire et les excès qui lui sont associés. Son union avec la star du porno italien, La Cicciolina, en 1991 a donné naissance à Made in Heaven, une série atypique d’œuvres représentant les ébats sexuels du couple dans un style où le kitsch se mêle sans retenue à la vulgarité. Peindre, dessiner, créer devient la traduction d’un narcissisme préoccupé par les notions de désirs. Un constat qui se fait affirmation dans les œuvres de Francis Bacon, John Currin, Robert Mapplethorpe avec son célèbre X Portfolio, Andy Warhol et même Pablo Picasso dont le premier dessin érotique date de 1894. Le maître ne cachait pas ses passions pour le sexe : « L’art n’est pas chaste. Ou s’il est chaste, ce n’est pas de l’art. ». Au final, la force créative induit par le sexe nous conduit à cette interrogation : sommes-nous les designers ou les objets par lesquels le sexe s’exprime de manière obsédante ?
Les peintures de Cecily Brown, inspirées des travaux de Bacon et de De Kooning, sont de nature pornographique, sans être graphiquement choquantes.
Avec sa série d’œuvres intitulée Made in Heaven, l’artiste américain Jeff Koons fait entrer la pornographie dans les musées.
Museum of Sex de New York
Situé sur la 5e avenue, ce lieu hors du commun nous invite à une exploration de la sexualité sous toutes ses formes. Parmi les collections permanentes, Spotlight fait le tour sur les dernières techniques du bondage, expose les innovations en matière de poupées gonflables ou encore s’interroge sur le niveau d’excitation que l’on peut atteindre dans la contemplation d’une peinture érotique. Une visite virtuelle du musée sera proposée prochainement sur leur site.
La typographie à l'heure de l'érotisme
Avec le premier volume du Déclic, Milo Manara s’impose comme le dessinateur érotique des années 80. L’artiste italien a également réalisé pour Federico Fellini les affiches d’Intervista et de la Voce della Luna.